TONAL (SYSTÈME)

TONAL (SYSTÈME)
TONAL (SYSTÈME)

Le système tonal est une sorte de loi-cadre qui fixe les structures hiérarchisées d’un certain nombre de groupements de sept sons sélectionnés, dénommés tonalités, et les rapports de ces groupements entre eux. Comme le système tonal est un produit spécifique de la musique occidentale, même si les Chinois connurent les premiers le demi-ton tempéré (cf. les écrits du prince Tchou Tsai Yu, vers 1596), on ne doit le considérer qu’en fonction de l’échelle qui, après de nombreux tâtonnements, s’est fixée, au temps de Bach et de Rameau, dans le clavier à tempérament égal qui divise l’octave en douze intervalles d’un demi-ton égaux entre eux [cf. GAMME]. Ce simple fait suffit à priver de toute rigueur scientifique les justifications qu’on a essayé de donner à l’harmonie occidentale classique en en faisant reposer le principe sur la résonance naturelle. Les douze sons de la gamme tempérée ne sont pas donnés par la nature. L’accord parfait majeur dans le système tempéré (do-mi-sol ) n’est qu’une approximation de la résonance du do grave. L’accord parfait mineur (do - mi bémol - sol ) n’a aucun rapport avec la résonance naturelle et n’a été toléré que pour une certaine ressemblance de parent pauvre avec l’accord parfait majeur, déjà suspect dans sa légitimité. C’est ce qui a permis à une très large fraction de la musique contemporaine de déclarer le système tonal caduc et de lui en substituer un autre, déclaré ni plus ni moins arbitraire, quoique les habitudes de l’oreille soient encore trop enracinées, même chez les musiciens insurgés contre le système, pour qu’on puisse affirmer leur totale indépendance à son égard. Tant qu’on agit contre une puissance établie, on est dans une certaine mesure conditionné par elle.

1. Description du système tonal

Les douze sons de la gamme tempérée étant ceux qu’on rencontre sur le clavier d’un piano en actionnant tour à tour les diverses touches, noires ou blanches, dans l’ordre où elles se présentent, le système tonal en retient sept; mais ce ne sont pas toujours les sept mêmes notes. La combinaison la plus simple est celle que fournissent les touches blanches du clavier, les touches noires étant exclues.

Leur énoncé successif, d’un do au do suivant, à distance d’une octave, revient à juxtaposer sept intervalles inégaux, et l’ordre dans lequel se présentent ceux-ci est l’élément premier qui donne sa personnalité au mode d’ut majeur où ils sont réunis (do , , mi , fa , sol , la , si , do ). Cet ordre est le suivant: un ton (do-ré ), un ton (ré-mi ), un demi-ton (mi-fa ), un ton (fa-sol ), un ton (sol-la ), un ton (la-si ), un demi-ton (si-do ).

Puisque ce mode majeur consiste en une répartition sélective de tons et de demi-tons le long d’une échelle qui comporte douze demi-tons, la même répartition, le même ordre de succession d’intervalles peut être reproduit en prenant pour point de départ n’importe quel son de cette échelle. C’est à ce moment que, venant remplacer un nombre égal de touches blanches, entrent en action, en quantité variable, les touches noires du piano laissées de côté en partant du do naturel. Si l’on part du do dièse, situé un demi-ton au-dessus du do , on les utilise toutes les cinq. Si l’on part du sol , une quinte au-dessus du do , on n’en utilisera qu’une. On a ainsi douze gammes qui reproduisent rigoureusement le mode majeur, mais avec d’autres sons. Chacune d’elles détermine une tonalité autonome. Ainsi, le mode et la tonalité sont deux choses différentes: le premier est déterminé par une succession immuable d’intervalles, la seconde par les sons qui la reproduisent. On sait, d’autre part, que la note qui s’insère entre deux sons délimitant un ton entier, et qui est donc à un demi-ton de l’un et de l’autre, peut recevoir deux dénominations différentes, selon qu’on la considère comme la note la plus grave déplacée vers le haut par l’adjonction d’un dièse, ou comme la plus aiguë baissée par l’intervention d’un bémol.

Il en résulte que, dans le système tonal fondé sur le tempérament, certaines tonalités revêtent deux identités différentes. La gamme de do dièse majeur et celle de bémol majeur mettent en jeu les mêmes sons. Tout le système harmonique qu’elles engendrent est le même, sous des noms différents. Ce qui ne veut pas dire qu’elles joueront un rôle identique dans une pièce de musique où l’une ou l’autre se trouvera épisodiquement intervenir. Les divers parcours harmoniques qui les auront fait surgir en un certain point du discours pourront leur donner des significations expressives, des couleurs très différentes. Cela se comprendra mieux quand on aura éclairci la notion de modulation, c’est-à-dire de passage d’une tonalité à une autre (cf. Fonctionnement du système tonal ).

Il convient de rappeler brièvement que l’ensemble des accords parfaits de trois sons posés sur chacun des degrés d’une gamme majeure se divise en accords parfaits majeurs ou mineurs (l’accord sur le septième degré, qui est un accord de quinte diminuée devant être considéré à part). Cela suffit à accuser la prééminence du premier degré ou tonique, du cinquième ou dominante, du quatrième ou sous-dominante, tous trois supportant un accord parfait majeur, et ces accords contenant à eux trois toutes les notes du mode.

Dans cet ensemble de trois accords, le premier degré, do , et le cinquième, sol , apparaissent chacun deux fois, les autres une seule. Ce premier et ce cinquième degré sont donc les pivots du mode; ils affirment plus vigoureusement qu’aucun autre la tonalité, ce qui correspond d’ailleurs à la donnée naturelle représentée par le rapport de quinte (do-sol ), seule consonance parfaite reconnue dans la Grèce antique, avec son renversement, la quarte (sol-do ), l’octave et l’unisson.

Il y a donc, dans l’échelle d’ut majeur du système tonal, trois sons qui exercent sur les autres une autorité absolue: le premier degré (do ), le cinquième (sol ) et, avec une puissance un peu moindre, le quatrième (fa ).

Chaque son de la gamme est susceptible de servir de base à un complexe harmonique, fait d’un étagement de tierces (ce n’est pas, comme on le croyait jadis, l’étagement des tierces qui définit et justifie l’accord parfait, et, au-delà, les accords plus complexes de l’harmonie classique, mais c’est à cela qu’on peut finalement le ramener). Selon le nombre de tierces ainsi superposées, on compose un accord parfait consonant (deux tierces) ou des accords dissonants, septième (trois tierces), neuvième (quatre tierces), et ainsi de suite. On obtient ainsi, au sein d’une même tonalité, toute une constellation d’accords nombreux qui, dans l’harmonie classique, n’entraînent l’emploi d’aucun des cinq sons non compris dans le mode. Accords d’autant plus nombreux que chacun d’eux peut être énoncé dans sa position fondamentale ou dans l’un de ses divers renversements.

Qu’ils groupent trois sons seulement (accords parfaits) ou plusieurs autres, ces accords sont hiérarchisés entre eux par les degrés mêmes sur lesquels ils sont édifiés. Les deux plus importants sont celui du premier degré (tonique) et celui du cinquième degré (dominante), c’est-à-dire, pour prendre la tonalité la plus simple, celle de do majeur: do-mi-sol et sol-si-ré. Toutefois, si l’on demeure dans l’harmonie consonante (accords parfaits de trois sons), ces deux accords ne suffisent pas à affirmer la tonalité de do majeur. C’est ainsi qu’on n’y entend pas le fa , qui, selon qu’il serait naturel ou diésé, nous placerait en do ou en sol majeur.

Le moyen le plus puissant d’affirmer la tonalité de do majeur avec des accords de trois sons, c’est donc de faire entendre l’accord fa-la-do ou accord de sous-dominante, l’accord sol-si-ré ou accord de dominante et l’accord de tonique do-mi-sol :

On pourrait également affirmer la tonalité par cet enchaînement:

Mais le premier accord sur (deuxième degré) est un accord mineur, beaucoup moins titré dans la hiérarchie que l’accord majeur sur la sous-dominante.

Étant bien établi que les trois sons pivots d’une tonalité sont la tonique, la dominante et, un peu au-dessous, la sous-dominante, avec toutes les conséquences harmoniques que cela comporte, trois autres degrés constituent une nouvelle catégorie, de moindre importance, portant des accords parfaits mineurs qui ont une coloration différente et qui offrent donc un moyen de varier et de nuancer le discours.

Le septième degré (si , dans la tonalité de do ), situé à un demi-ton de l’octave de la tonique, est surnommé note sensible, à cause de son extrême vulnérabilité aux influences qu’exercent sur elle d’autres sons de l’échelle tonale. L’accord édifié sur le septième degré est une superposition de deux tierces mineures. C’est le seul qui présente cette configuration, et l’intervalle entre le si au grave et le fa à l’aigu n’est plus, comme pour les autres degrés, d’une quinte juste, mais d’une quinte diminuée. Intervalle dissonant, éminemment instable et qui, dans l’harmonie classique, appelle impérieusement une résolution. Le si grave est attiré par le do , le fa aigu par le mi , situé un demi-ton au-dessous de lui. Ici apparaît un exemple particulièrement frappant de ces tensions intérieures, de ces attractions ou de ces répulsions entre les sons qui, en installant à l’intérieur même d’une tonalité des lignes de force, contribuent à lui donner sa cohésion.

Jusque-là on s’est tenu aux accords de trois sons. Le quatrième son, obtenu par l’adjonction d’une troisième tierce, introduit une dissonance. Celle-ci est plus ou moins douce à l’oreille, selon que le son nouveau est avec le son de base en rapport de septième majeure ou de septième mineure. La septième mineure appartient, au moins approximativement, à la résonance naturelle du son fondamental. C’est pourquoi l’harmonie classique se montre accueillante à cette dissonance qui en est à peine une. Surtout si elle vient couronner un accord parfait, majeur, ce qui n’est le cas que sur le cinquième degré, c’est-à-dire sur la dominante. Une fois de plus s’affirme donc la prééminence, dans le système tonal, de la dominante. L’accord de septième placé sur ce degré contient le fa naturel; de sorte que, par son intervention, on peut affirmer la tonalité avec deux accords seulement, ceux de septième de dominante et de tonique. L’harmonie classique a donc très rapidement accepté cet accord pour lui-même, alors qu’elle exigeait des autres accords de septième que la dissonance fût «préparée» et «résolue». Préparations et résolutions qui ont, par la suite, disparu du langage musical, sans que disparaissent pour autant toutes les tensions, attractions, répulsions entre les sons associés.

Par tout ce qui précède, on voit qu’une tonalité est une sorte de système solaire, soumis à des lois physiques qui sont du même type que celles de la gravitation.

Pour compléter ce tableau, il faut parler des tonalités mineures. Elles reposent en principe sur un mode différent du mode majeur et qui en apparaît comme l’hybridation. L’accord parfait mineur étant, par analogie avec l’accord majeur, accepté par l’oreille comme consonant et intégré au système tonal, il existe une échelle ou un mode que l’on pourrait dire complémentaire du mode d’ut , parce qu’il accueille comme lui, sur le premier, le quatrième et le cinquième degré, trois accords parfaits, mineurs cette fois, réunissant l’intégralité des sept sons du mode. C’est, pour reprendre l’image commode du clavier du piano, l’échelle des sept sons produits par les touches blanches à partir du la .

Le ton de la mineur est dit relatif de celui de do majeur. Chaque ton majeur est doté d’un ton relatif mineur (comportant les mêmes sept notes) dont la tonique est située une tierce mineure au-dessous de la sienne. Le système tonal dispose donc pratiquement de vingt-quatre tonalités différentes, dont douze majeures et douze mineures.

Mais le mode de la mineur, tel qu’on vient de le décrire, n’est pas celui qui a été employé par la musique classique. Celle-ci, polarisée par le mode majeur dont les propriétés harmoniques particulièrement impérieuses avaient chassé du langage musical les vieux modes médiévaux, n’a pu se résoudre à l’usage d’une échelle dépourvue de la «note sensible» – une échelle dont le septième degré ne tend pas vers l’octave de la tonique puisqu’il en est séparé par un ton entier. Elle y a réintroduit cette note sensible par deux moyens différents, aussi arbitraires et artificiels l’un que l’autre: soit par action directe sur le septième degré, et sur lui seul, en le montant d’un demi-ton, ce qui donne l’échelle:

qui crée entre le fa et le sol dièse un intervalle d’un ton et demi, d’aspect vaguement oriental et suspect; soit en diésant le fa et le sol lorsqu’on monte la gamme et que l’attraction se fait sentir vers l’octave de la tonique, et en leur retirant leurs dièses à la descente:

Dans un cas comme dans l’autre, le mode mineur devient un majeur abâtardi. Toutefois, l’obsession de la note sensible est une maladie qui a cessé de sévir sur les musiciens, au moins à partir de Debussy, et le mode de la a repris alors sa véritable personnalité.

2. Fonctionnement du système tonal

Pour que fonctionne ce système tonal, il importe tout d’abord de voir que, dans sa pureté et dans son intégrité premières, il est diatonique . Ce qui signifie qu’il n’utilise, au sein d’une tonalité déterminée, qu’une gamme diatonique de sept sons sélectionnés à partir d’une gamme chromatique de douze sons. Une pièce de musique classique écrite tout entière dans une seule tonalité utilise ces sept sons, et rien qu’eux, dans tout ce qui concerne ses structures profondes. Si elle utilise aussi les cinq autres, ils n’y jouent pas un rôle organique, ils y figurent seulement comme notes de passage, retards ou appoggiatures.

L’armature de la pièce repose sur la hiérarchie qui a été définie plus haut et sur les tensions et attractions qui se produisent au sein des agrégations harmoniques. En fait, il est extrêmement rare qu’une pièce de musique classique demeure d’un bout à l’autre dans la même tonalité. Elle adopte une tonalité principale, souvent affirmée dans le titre même (symphonie en ut mineur), mais fait des incursions plus ou moins prolongées dans des tonalités différentes et plus ou moins lointaines.

Le passage d’une tonalité dans une autre se fait par un artifice technique appelé modulation . Il existe des façons extrêmement simples de moduler, par exemple par l’intermédiaire de l’accord de septième de dominante du ton où l’on veut se rendre, surtout s’il s’agit d’un ton voisin. Deux tons sont voisins quand ils ont un maximum de sons en commun. Par exemple le ton de sol majeur contient toutes les notes de do majeur, sauf le fa qui est altéré par un dièse; le ton de fa majeur, toutes les notes de do majeur, sauf le si qui est altéré par un bémol. Le ton mineur relatif est également par excellence le ton voisin de toute tonalité majeure et vice versa.

La musique classique garde une certaine prudence dans les rapports entre les diverses tonalités. Plus on avance dans l’histoire, plus les relations tonales se font imprévues et lointaines, plus se développe un art de la modulation, qui varie considérablement d’un compositeur à l’autre et qui est souvent un des signes majeurs de la personnalité d’un créateur.

Cette mobilité du langage tonal correspond, dans la musique classique et romantique, à ce qu’est la variété des tons colorés sur la palette d’un peintre. Chaque tonalité a en effet sa personnalité propre, sa lumière. De même qu’il y a dans le prisme des couleurs complémentaires, il y a des tonalités qui se font mutuellement valoir par leur juxtaposition; il y a tout un art d’éclairer le discours musical par une série de modulations comme de l’assombrir par une autre. Quant aux manières d’effectuer ces passages d’un ton dans un autre, en dehors de toutes celles que l’académisme dénombre et classe dans ses écoles, il n’y a aucune limite concevable au renouvellement que peut leur apporter l’imagination des créateurs soucieux d’exploiter le système tonal dans sa plus grande extension.

Cela dit, et aussi longtemps que le système tonal s’est maintenu dans sa cohésion et sa toute-puissance, il a été le principe même des grandes formes dans le cadre desquelles se sont exprimés les musiciens, si divers qu’ils fussent par leur tempérament et leur tendance.

L’édifice d’une œuvre musicale classique repose sur son unité tonale. C’est-à-dire sur l’installation au pouvoir, pour la durée de l’œuvre, d’une tonalité principale et sur la réaffirmation périodique de sa prépondérance. Dans une forme bithématique, cette tonalité principale fait généralement alliance avec celle de sa dominante, ce qui ne fait qu’augmenter son autorité sur l’ensemble de l’œuvre au cours de laquelle, à travers tous les développements thématiques, défileront, en nombre plus ou moins important, des tonalités étrangères.

Ainsi s’installe et se consolide cette architecture dans le temps, faite, comme l’architecture dans l’espace de la même époque, d’équilibre, de symétries, de proportions soigneusement calculées, de rapports de masses, de surfaces plates, saillantes ou rentrantes destinées à accrocher la lumière. Le plan tonal d’une œuvre classique fait donc partie intégrante de son armature et réalise cette synthèse de la logique et de la fantaisie, de la rigueur et de la liberté dans laquelle toute œuvre d’art trouve son difficile équilibre.

3. Évolution et désagrégation

La description qui précède s’applique à un système tonal considéré pour ainsi dire comme un archétype. À aucun moment de l’histoire on ne pourrait le saisir ainsi dans son idéalité pure, parce qu’il s’est constitué petit à petit, vers le XVIe siècle, à une époque où n’existait que des tempéraments inégaux; il a connu une longue évolution et il n’y a pas un point précis à partir duquel les principes d’autodestruction qui étaient en lui ont commencé à le saper par la base. Pourtant, c’est un fait que le système tonal s’est désagrégé de lui-même et qu’au XXe siècle il ne tient plus que des positions d’arrière-garde, encore solides mais dépassées presque partout par le flot envahissant des techniques nouvelles.

Quels étaient donc ces principes d’autodestruction qui, organiquement liés à la substance même du système tonal, ont fait et ne pouvaient manquer de faire leur œuvre? Pour bien les comprendre, il importe de voir que l’enrichissement incontestable que ce système a apporté à la musique de l’Occident n’allait pas sans contrepartie. Le faisceau des lois naturelles – ou très proches des données naturelles – qu’il a mises en évidence et qui lui ont permis de se constituer et de s’imposer avec toute la puissance requise, quitte à les fausser quelque peu pour mieux assurer son empire, n’avait sa pleine efficience que dans le cadre du système des modes majeur et mineur. Dans ce sens, l’avènement du système a compensé sa conquête par l’abandon d’un immense territoire, celui des modes anciens, sur lequel la musique avait prospéré au cours des siècles. Il était fatal qu’une fois explorées toutes les possibilités offertes par le système à l’état pur les créateurs en vinssent tôt ou tard à ressentir l’étroitesse des barreaux entre lesquels il les avait enfermés. D’où la tentation de lui intégrer les anciens modes qu’il avait impitoyablement sacrifiés, en leur appliquant tant bien que mal les procédés d’écriture qui lui sont propres. Il y avait déjà là le germe, sinon d’une désagrégation, du moins d’un certain démantèlement de ces assemblages que maintenaient fortement verrouillés des forces, assimilables à un magnétisme, non toujours applicables dans toutes les combinaisons modales.

Cette réintroduction des modes a commencé d’assez bonne heure, mais de façon d’abord un peu équivoque, comme c’est le cas du deuxième mouvement, Action de grâce , en mode lydien, du Quinzième Quatuor de Beethoven. Avec Berlioz (Requiem , Enfance du Christ , entre autres), différents modes apparaissent avec une accommodation harmonique qui n’a pas peu contribué à lui faire valoir les foudres des tenants de la tradition académique. Chopin emploie déjà sporadiquement des modes chromatiques d’origine orientale, ce qui est évidemment une atteinte au diatonisme fondamental du système tonal. À partir de Debussy, les modes anciens refleurissent de toutes parts, mode de , mode de fa , mode de la sans la note sensible, sans oublier certains modes d’Extrême-Orient (javanais, chinois, balinais) dits pentatoniques parce que réduits à cinq sons (gammes défectives). Debussy va plus loin encore en systématisant (nous ne disons pas en inventant) une échelle nouvelle de six sons (et non plus de cinq ou de sept) équidistants. C’est-à-dire, en somme, qu’il divise l’octave en six intervalles égaux de un ton, ce qui est la démultiplication de la gamme chromatique de douze sons (cf. HARMONIE, fig. 5, no 1); cette échelle ne peut se transposer qu’une seule fois en la faisant partir de do dièse (ou bémol), après quoi, on retombe automatiquement dans les mêmes notes. Il va de soi qu’avec la gamme par tons on n’est plus dans aucune tonalité, puisque la tonalité se définit par des rapports d’intervalles entre sons conjoints. Ici, tous les intervalles sont les mêmes; il n’y a ni hiérarchie, ni tonique, ni dominante. À la place de la quinte de la gamme diatonique, on trouve un sol dièse qui fait avec le do un assemblage dissonant de quinte augmentée. Le rapport de quinte est donc exclu de ce système, et avec lui le système tonal tout entier. Ou, pour mieux dire, il est suspendu. Car Debussy et ses successeurs ne se servent de cette échelle qu’épisodiquement, pour dépayser l’auditeur et donner plus de prix au retour à une tonalité un peu moins incertaine.

Encore incertaine pourtant, car Debussy apporte avec lui une façon neuve de considérer les divers accords dont le dénombrement constitue le langage harmonique traditionnel, et non seulement ces accords catalogués, mais tous ceux, beaucoup moins aisément identifiables, qu’il peut inventer de lui-même en jouant simplement sur les ressources que le système tonal évolué lui concède: notes ajoutées (par exemple, la sixte dans un accord parfait), dissonances non préparées, appoggiatures non résolues. Debussy considère ces agrégations sonores en elles-mêmes, pour la volupté de l’oreille qui naît de leur simple audition et qui n’est dépendante ni de ce qui les précède ni de ce qui les suit. L’instant musical est ainsi valorisé, isolé, goûté. Il émerge du flot du devenir. Dès lors, Debussy enchaîne agrégation sur agrégation, accord sur accord, dans un jeu très subtil entre le sentiment tonal et ses faux-semblants vus à travers un brouillard. Il «noie le ton» et, au moment choisi, débouche où il veut; ce qui n’est pas nier, ni abolir les attractions naturelles entre les sons, mais user d’elles avec une désinvolture souveraine. Ici, on anticipe un peu, car, avant Debussy, il s’est produit un événement qui prépare l’oreille de l’auditeur à un langage musical de moins en moins stable, de moins en moins assujetti à une discipline autoritaire: c’est l’indétermination tonale entraînée par la pratique wagnérienne de la modulation perpétuelle, à savoir une modulation souple, bien huilée, qui fait glisser d’un ton à un autre, puis à un autre encore, et cela dans un temps très réduit (deux ou trois mesures par exemple). Entraîné par les valeurs expressives de son texte littéraire et par les moyens que l’enchaînement modulant lui fournit pour les monter en épingle, Wagner se perd et nous perd dans une fuite harmonique qui cesse d’être jalonnée par des repères précis. Pourtant, l’écoute de la musique de Wagner se fait sans effort à cause de l’extrême musicalité de l’écriture harmonique. Le résultat est qu’on est installé, sans y avoir pris garde, dans un chromatisme insinuant qui vous enlace, vous ensorcelle et vous fait sombrer dans un agréable vertige. C’est l’un des procédés par lesquels le mage de Bayreuth exerce sur l’auditeur ce qu’il faut bien appeler son envoûtement. Mais l’architecture classique, fondée sur l’unité tonale, n’est plus ici qu’un souvenir. Les accords et leurs enchaînements continuent bien à figurer dans le discours avec le même type de fonctions que le système tonal leur a attribué. Le temps vient, dans le premier quart du XXe siècle, où un Arnold Schönberg tirera les conséquences de ce chromatisme intégral et fera entrer à part égale les douze sons de l’échelle tempérée dans une nouvelle syntaxe musicale, résolument, systématiquement et agressivement atonale, au moins en théorie [cf. ATONALITÉ].

4. Survivance

Ainsi la désagrégation du système tonal était en germe dans son propre principe, et ce ne sont pas des éléments venus du dehors qui l’ont déterminée. C’est de l’intérieur même que l’opération s’est accomplie. Elle a été accélérée par un autre élément dont il n’a pas été encore question, élément engendré lui aussi par le système lui-même. On a vu que, sur les divers degrés de l’échelle diatonique, le système tonal installait des accords de plus en plus complexes qui pouvaient se ramener à des échafaudages de tierces. Au-delà de la neuvième, le choix entre tierces mineures et tierces majeures a conduit à diverses variétés d’accords de onzième, de treizième, etc., où figuraient des sons étrangers à la gamme diatonique du ton choisi par le musicien. L’accord ci-dessous a été pensé par Ravel au début de Daphnis et Chloé comme appartenant au ton de la majeur; pourtant, le dièse qui figure à son sommet est étranger à cette tonalité:

Voici une agrégation typique du langage chromatique de Bartók:

Stravinski et beaucoup d’autres avec lui font souvent entendre simultanément un accord majeur et son homologue mineur.

Ces agrégations complexes, lorsqu’elles sont maniées par un grand musicien, peuvent être un véritable délice pour l’oreille, mais elles donnent droit de cité, au sein de la tonalité, à des degrés chromatiques qui ne peuvent pas ne pas affaiblir la netteté de sa définition. On en arrive à pouvoir discerner à l’intérieur d’un même accord deux agrégations différentes attribuables à deux tonalités distinctes et parfois très éloignées l’une de l’autre.

La modulation devient dès lors un procédé d’écriture, d’un caractère tout différent de celui qu’elle a eu jadis, aussi bien que l’architecture d’un ouvrage fondée sur l’unité tonale, périodiquement rappelée et réaffirmée. Certains musiciens associent même deux tonalités différentes simultanément, et non plus successivement. C’est la polytonalité [cf. MILHAUD (D.)], qui n’est d’ailleurs pas un abandon du système tonal puisqu’elle ne peut exister que par l’évidence tonale de chacun des éléments associés. Bartók mit au point un système harmonique original où les tonalités, par suite d’un raisonnement logique irréfutable, se trouvent interchangeables dans chacun de leurs éléments lorsqu’elles sont à distance de quarte augmentée l’une de l’autre. Messiaen proposa un système de modes à transpositions limitées. Xenakis explore des gammes non répétitives: dans chaque octave, celles-ci utilisent une séquence différente de notes (cf. Palimpsest , 1979).

En fait, à travers les nombreuses tentatives du XXe siècle, le système tonal se survit dans la mesure où il a réussi à asservir l’oreille à ses lois. Les premiers musiciens qui soient réellement arrivés à lui porter l’estocade mortelle sont ceux de l’école de Vienne: Schönberg, Berg, et surtout Webern. Peu suivis dans leur tentative entre les deux guerres, ils ont suscité, à partir de 1945, une levée en masse de la jeune musique, et, après des années de tâtonnements et de luttes, l’école que l’on continue d’appeler sérielle (quoique la série des douze sons n’ait été qu’une étape de sa recherche) est parvenue à créer une situation apparemment irréversible où le système tonal semble ne plus avoir sa place. Toutefois, il reste des musiciens attachés à la discipline tonale, de même qu’il reste de nombreux peintres figuratifs, et pour les uns comme pour les autres la clientèle demeure de beaucoup la plus nombreuse, sinon la plus éclairée. Il y a en effet la musique légère, la chanson, la musique populaire dont on peut douter qu’elles abandonneront jamais les formules tonales, car le public n’est nullement préparé à en admettre la caducité. En outre, par la radio, et le disque surtout, et de plus en plus par le concert, la musique tonale classique envahit l’Afrique et l’Asie, où les échelles traditionnelles l’ignoraient totalement. On assiste par là à une diffusion culturelle de la tonalité. Il serait donc abusif de prétendre qu’il n’y a plus aujourd’hui qu’à dresser le constat de décès du système tonal. Mais le mouvement qui a entraîné son abandon généralisé par le plus grand nombre de compositeurs se poursuit et s’accélère, et il faut admettre qu’un nouveau type de musique s’est aujourd’hui installé puissamment au premier plan; s’il est loin de nous offrir le confort de la stabilité, il ne semble pas s’être ménagé de lignes de retraite.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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